Lorsqu’on étudie aux rayons X les tableaux de peintres anciens ou même contemporains, on s’aperçoit souvent que l’oeuvre a subi quelques transformations en chemin. Tel bras change de mouvement, tel profil disparaît, une paupière se ferme, etc. On appelle cela un « repentir ».
Ce mot a pour moi une connotation religieuse qui me déplait : il donne à croire que le peintre aurait regretté son geste de façon tragique et culpabilisante. Bien au contraire, ce fameux « repentir » doit être interprété comme simple plaisir d’améliorer, de grandir son travail et non de battre sa coulpe sous prétexte d’une faute quelconque.
Voici, pour illustrer mon propos, un de mes tableaux qui a subi une transformation.
« Les rêves brûlés »
Je venais de rencontrer Franck. C’était en 1987. Il presque dix-huit ans 18 ans. J’ignorais alors qu’il serait mon modèle pendant plus de quinze ans.
Il était timide, moi aussi (comme d’habitude), je ne savais par où commencer, quelle pose lui faire prendre ? Bref, je choisis d’aller au plus court (ce que je n’ose plus du tout maintenant) : il serait nu et pour être plus à l’aise, assis par terre.
L’alchimie fut si parfaite que je décidai dans l’instant que je créerais autour de « lui » et de son corps, un univers tourmenté qui correspondait à l’idée que je me faisais de sa nature.
Mon souci se bornait à lui faire plaisir, le rendre heureux, et qu’il oublie un peu sa vie assez terne à cette époque.
Un mois et demi après, je terminais cette grande toile ; Franck était fou de joie, et il amenait presque tous les jours un ami à l’atelier pour lui montrer « sa » toile.
Un peu plus tard je l’exposais au Salon des Indépendants.
À l’inauguration du salon, j’arrivai tranquille et je partis à la recherche de mon tableau sans savoir où il se trouvait car, à mon habitude, je n’avais consulté aucun des panneaux qui précisaient les emplacements réservés aux peintres.
Je marchais au hasard quand, au détour d’une allée, je vis un attroupement devant un tableau. Tant bien que mal, je parvins à m’approcher de l’œuvre exposée et là, surprise ! Il s’agissait de la mienne.
Allez savoir pourquoi, cette dernière me parut d’un « dénuement » terrible, cru, et surtout très éloignée de ce que j’aurais pu en tirer. J’avais l’impression d’être moi-même mis à nu, devant tous ces gens qui commentaient mon travail – dans ce cas là, je ne dis jamais que je suis l’auteur, pour mieux écouter leurs critiques.
Loin de mes considérations, la toile obtint un énorme succès et me permit d’être invité à d’autres salons.
J’aurais pu me satisfaire et me contenter d’une telle reconnaissance, mais je restais contrarié par « ma » rencontre avec la toile et le malaise qu’elle avait distillé en moi. Je ne pouvais m’empêcher d’attribuer l’engouement qu’elle suscitait à la seule nudité de mon modèle, engouement facile et prévisible, tout compte fait. J’étais convaincu que personne n’avait été sensible à la composition dépouillée mais complexe de ce tableau, au difficile raccourci de la jambe, au choix des couleurs, à la désolation du regard de mon modèle, tout me semblait avoir été occulté par l’anatomie, grandeur nature, de Franck.
De retour chez moi, je mis cette toile en quarantaine, jusqu’au jour où je dus préparer un nouveau salon à Paris. Je me demandais s’il ne fallait pas la représenter parmi d'autres plus récentes, mais avec le « plus » que je n’avais pas exploité.
Je ressortis l’encombrant tableau, l’installai sur mon chevalet et, assis devant lui, je le fixai pendant plus d’une heure en écoutant de la musique. Tout à coup et comme en transe, j’ai bondi hors de mon siége et me suis mis à transformer le tableau en oubliant de boire et de manger. Finalement, je lui ai donné le côté fantastique (j’aimais beaucoup ça à l’époque) et assez hermétique qui le caractérise désormais. Les deux jours suivants, j’ai peaufiné mon travail et quand tout fut fini, j’exultai.
Nul repentir dans ma tête… non ! Juste le simple bonheur d’avoir dépassé la première aventure avec Frank, celle que j’avais mise en place pour qu’il se reconnaisse, prenne conscience de son corps et qu’il continue de poser pour moi.
Je ne m’étais pas assez fait plaisir.
J’ignore si le tableau a gagné à être tant transformé. Certains ont déploré que je contrarie et masque une si belle nudité, mais le goût des autres est si fluctuant…
Moi, j’étais heureux et satisfait.
Aussitôt exposé, le tableau trouva acquéreur. Mon repentir était récompensé.
Encore un « repentir ».
La première version de ce tableau devait servir la couverture d’un de mes romans « Derrière les portes bleues », qui racontait la difficile rencontre entre un jeune rappeur, Tarek, et Jeremy, un chanteur génial et alcoolique qui vivait mal une fin de carrière. À la dernière minute, pour des raisons personnelles, j’ai trouvé qu’Hicham, un de mes modèles, ne correspondait pas assez au personnage de Tarek. Du même coup, j’ai eu envie de m’amuser avec ce tableau qui n’avait plus de raison d’être, et comme j’ai toujours aimé l’habit traditionnel des nomades du désert, j’ai eu envie de transformer Hicham même si j’ai pris une grande liberté avec l’authenticité et la mise en place de la coiffe autour de son visage que j’ai vieilli pour la circonstance.
Voilà le cas d’un repentir parti d’une irrésistible envie de m’amuser.
Ici, j’ai même changé le titre "Drague" en "Voyage".