Toulon, 1963… j’ai treize ans.
La réplique de la Joconde que l’on voit, accrochée au mur de la salle à manger, n’était pas une simple faute de goût de mes parents, mais le seul désir de mettre à l’honneur mon travail de peintre en herbe. En effet, après tant et tant de copies de cette Joconde, dans le seul but de comprendre la technique et le fameux sfumato de Léonard de Vinci, après des nuits entières dans les affres de la création, plutôt que de réviser mes cours ; j’avais enfin réalisé une Mona Lisa suffisamment correcte. Du coup, papa avait encadré et placé la "chose" au vu et au su de tous ceux qui passaient à la maison et dont on devinait l’étonnement, voire la gêne, devant cette décoration pour le moins atypique. Mais très vite, on les rassurait : "C’est le petit qui a l’a peinte ! " (Version pudique de papa), " C’est le trésor à sa maman qui l’a faite" (version exaltée de maman). Sur cette photo, ma petite mine témoigne de ce travail constant, de cette rage de peindre qui me faisait zapper la vie réelle. J’étais tellement aux anges en compagnie de mon prof… Léonard de Vinci. (Si, si… il était vraiment là, je vous l’assure). Il faisait juste une pose pendant mes repas et un peu au lycée, sauf pendant les cours de maths et de géographie : il avait compris… que je ne comprenais rien. Alors j’avais du rab pour mes leçons de peinture. Il me conseillait de prendre un air très attentif pour faire illusion et, en douce, il me distillait par la pensée, les exercices du soir, une fois à la maison. C’était une mystification si parfaite qu’un jour mon prof de math me lança : "Je n’comprends pas, Giliberti, tu suis bien les cours, mais tes devoirs sont toujours plus mauvais ! " Sans un mot et l’air navré, j’avais baissé la tête. Mieux valait être considéré comme un cancre que comme un dérangé du bocal !
Lorsque maman découvrit cette énième Joconde, la meilleure après des dizaines et des dizaines de tentatives, j’avais eu droit à cette phrase alors toute neuve et minimaliste qui ne devait plus jamais quitter ses lèvres chaque fois que je lui dévoilais un nouveau tableau : " Mon Dieu, on dirait que ça va sortir ! " Compliment suprême ! Papa lui, avait juste un petit rictus de fierté et un regard gourmand, le même que celui que l’on a devant la vitrine d’une pâtisserie. Quand j’y pense… Mes parents, si simples, étaient dépassés par ce curieux gamin conçu sur le tard, par accident, et qui restait toujours enfermé dans sa chambre, à peindre ou à écrire, ne voulant jamais en sortir, ne dormant presque pas…
Eh bien, rien n’a changé ! Je suis le "Toujours petit ", comme me nomment mes amis tunisiens.
La vieillesse, finalement, n’est qu’un habit froid et détestable, reprisé et rugueux, que le temps nous force à enfiler par-dessus la soie tiède de l’enfance, la seule qui nous va pourtant si bien.
MG