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Une fois seul, Tarek serre les mâchoires. Il s’approche de la fenêtre et colle son front contre la vitre glacée.
Les voitures figées… vernies d’un crachin tenace.
Il a fait si beau la veille.
Il aperçoit les platanes, derrière la bande à Raouf. Les six ringards de la cité ! Des brutes sans charmes, des loubards comme seule la société peut en créer… des génétiquement modifiés sans l’ombre d’une expérience scientifique mais juste par overdose de rejets systématiques et de rage dans un système où seul le fric vous protège et s’affiche à longueur de journée, des écrans de télé jusqu’aux murs des villes.
Il soupire et pense à la vue que Jérémie embrasse depuis le dernier étage de son immeuble.
Quatre jours ont passé déjà depuis sa soirée chez lui.
Une soirée inoubliable.
Ils ont ri, ils ont chanté.
Lui, Tarek, le petit beur, a même poussé la chansonnette, accompagné au piano par son idole. Jérémie est resté soufflé par ses qualités vocales et son oreille musicale. À tant boire et tant fumer, ils se sont ensuite effondrés comme deux masses sur les canapés.
Très tôt, l’émotion a balayé le sommeil du jeune homme mais, une fois debout, il n’a pas osé réveiller Jérémie. Alors il l’a observé avec attention, toujours conscient de l’impensable rencontre. Ses yeux se sont contentés de s’emplir des traits abandonnés du chanteur endormi et de l’expression enfantine que lui donnaient les rêves de l’instant.
Malheureusement pour Tarek, son quotidien sans saveur l’attendait. Sa grand-mère devait piaffer d’impatience. Paupières plombées au désespoir, il s'était résolu à repartir, à quitter ces lieux d’oubli de soi. Juste un petit mot d’adieu, avec retenue…
Ne pas paraître excessif, une fois de plus.
Ne pas lasser et faire entendre ses cris muets avec humour… Surtout faire rire… Pour les confessions, il verrait plus tard.
Mais quatre jours… Quatre jours !
Persuadé que Jérémie l’aurait appelé dès le lendemain, il s’est évertué à gommer les minutes qui formaient des heures et les heures, des journées… des nuits !
Quatre jours !
Il s’en veut de ne penser qu’à ça et de s’abîmer dans une mélancolie sans nom. On s’habitue si vite à l’absolu.
Il se détourne de la fenêtre et ses yeux tristes rencontrent le divan défait bordé d’un cosy minable acheté en salle des ventes et où s’entassent pêle-mêle livres et maquettes d’avions poussiéreuses et sans couleurs. Il avait dix ans quand il les a construites et, à cet âge-là, son bonheur pouvait prendre forme avec un tube de colle et des morceaux de plastique à assembler.
Il soupire et continue l’inventaire minable.
Bureau de merde en stratifié, vestige de ses études, sur lequel trône une petite chaîne compacte de mauvaise qualité qui ressemble à une grosse tête de mouche avec ses haut-parleurs arrondis à chaque extrémité. La chaise de cuisine aux pieds chromés et au dossier en formica sur laquelle il jette ses fringues avant de se coucher. Au-dessus du bureau, un poster de l’équipe de France de foot et un autre de Jérémie…
Jérémie Gil pour les autres. Pour lui, c’est Jérémie, son ami, du moins s’en persuade-t-il.
Qu’adviendra-t-il si le chanteur ne lui donne plus signe de vie ? Ses parcours immuables et l’ennui qu’ils promettent l’envelopperont à nouveau. Il n’a pas le courage, pas la volonté de faire marche arrière et de retrouver sa nonchalance et son ennui d’avant, d’avant six jours seulement.
Rien ne sera plus pareil.
Il se regarde dans le petit miroir accroché au mur. Il se trouve moche et, en plus, un petit bouton commence à incendier sa narine gauche. Il passe la main sur son visage de ce geste coutumier qui lui donne l’illusion d’effacer les instants pénibles et de pouvoir affronter avec plus de courage la suite des événements… Rien !
Il s’approche un peu plus du miroir et rectifie le tir. Il a une belle gueule arrogante ou soumise selon son humeur. Il examine ses dents, si grandes, si blanches, ses gencives… De ce côté-là, c’est le top. La bouche à présent… Les lèvres… Épaisses, sombres… Bleues, par grand froid… Il recule d’un pas, ôte son tee-shirt et se contemple de côté… Pas mal, ouais ! Un peu maigrichon mais bien dessiné, et puis avec des yeux comme ça… Des yeux d’âne comme dit sa mère, et chez elle c’est un compliment. Il sait bien qu’il plaît beaucoup. Il a si vite décodé les regards…
Il hausse les épaules, enfile un pull, prend ses cigarettes, son blouson, et se barre de chez lui en trois secondes en ayant soin au préalable de bousculer violemment Aquila, sa soeur qui, tout à l'heure, a bravé sa sexualité et mis en doute sa "normalité". À bout de nerfs, elle hurle. La grand-mère ajoute en écho tout un chapelet de remontrances en arabe qui installe aussitôt une ambiance des plus cocasses à l’heure des infos sur la Une.
Il respire un bon coup et, une fois dans la cage d’escalier, avec un petit sourire, descend son bonnet jusqu’au yeux, vérifie dans sa poche s’il lui reste des capotes…
Pédé, lui ?… Et après !
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Pas plus d'inspiration qu'hier soir, alors encore un extrait d'un de mes romans... "Derrière les portes bleues".