
Je me réveille brusquement et me relève d’un bond. Ma nuque ruisselle de transpiration et ma bouche est assoiffée. Je bats des paupières pour chasser le sable virtuel qui agace mes yeux. La chambre est obscure et n’offre pas de repère. Je consulte ma montre : quatre heures de l’après-midi. Pourquoi fait-il si noir ?
Un bruit de tonnerre répond à ma question.
L’orage.
Le vent de ce matin l’aura installé.
Je me lève, à moitié ensuqué. Maudite sieste ! Aussi détestable que celles, imposées par ma mère, quand j’étais petit et qui me plongeaient dans un ennui profond. Je ne trouvais pas le sommeil et, pour me distraire, je regardais par la fenêtre la rue immobile sous le soleil, la 4 CV Renault de papa, garée, dont le capot chauffé à blanc renvoyait des ondulations de chaleur, et les palmiers figés dans un ciel éblouissant.
J’ouvre les volets qui donnent sur la terrasse.
Dehors, l’horizon plombé écrase la mer. Je me suis allongé vers midi, exténué de n’avoir pas pu rencontrer Moez. Le résultat : un coma de trois heures.
De cet enfermement de l’air et des flots naît un silence inhabituel à cette heure-ci, un silence électrique qui laisse présager la dimension de l’orage, s’il éclate.
J’ai connu des montées d’eau spectaculaires à Tunis, comme à Carthage ou à Salammbô, de véritables crues à l’assaut des boulevards, des rues et des trottoirs. Ces pluies diluviennes devenaient un cauchemar de boue et d’alluvions pour les piétons et les automobilistes qui ne savaient plus quoi faire devant un tel déferlement.
Je regarde une dernière fois le ciel anthracite et, en même temps que ma tête lourde se réveille, mon chagrin se ravive doucement.
L’exil est pour bientôt, il faut que je m’y tienne. Je me dois de ne plus revenir ici. Je dois oublier mes projets. Le passé ne se conjugue pas au présent, ma sagesse pourrait naître d’un adieu définitif à la Tunisie, à ses mirages.
J’entre dans la salle de bain. Le bleu indigo de la faïence qui orne ses murs ne me séduit pas comme d’habitude. Je m’approche des lavabos et, dans le grand miroir qui les surplombe, je m’observe.
Je constate sans émotion particulière que l’ovale de mon visage commence à se relâcher, que les commissures de mes lèvres accusent la lassitude, l’amertume.
Je me fous de vieillir. Ces strates que les années installent en profondeur dans ma chair et qui viendront s’entasser, jusqu’à déformer mes traits, ne me préoccupent guère. Ce qui me navre et m’obsède, c’est le temps qu’il me reste… La triste impression d’être passé à côté de tant de choses.
Rien que des compromis entre les interrogations et les réponses sur le sens de la vie. J’ai du matin au soir des blessures si belles que je m’en acquitte de quelques larmes, mais ces calmes ruisseaux ne mènent nulle part et je suis sec comme les oueds que les pluies désertent.
Je me tiens si loin de l’énergie de mes vingt ans, quand mon désir de me dépasser était si fort, quand il me fallait regarder par-dessus l’horizon, tant je plaçais haut mon appétit de voir.
Les hommes étaient des étoiles. Je croyais en eux. J’écoutais de la musique qui rendait mon âme légère. J’écrivais des mots violents parce que j’étais violent d’amour… Et voilà ! Ce soir, je suis dans une salle de bain, couleur d’encre, perdu dans une maison immense, couleur d’ocre. Tout est derrière moi : ma gueule qui faisait rêver, mes yeux qui promettaient, mon corps qui exigeait.
Je retire avec lenteur mon tee-shirt et mon jogging, puis je me réfugie sous l’eau tiède et bienfaitrice de la douche.
Doucement, je lave mon corps sans que je puisse laver mon esprit. Me reviennent des images religieuses de grands peintres italiens, où le Christ nu reçoit l’eau sacrée du baptême...
Moi ! L’athée ! Penser à ça !
Je fais un effort pour chasser ces vieux fantômes divins.
De toute évidence, cette divagation est liée à mon échec avec Moez, qui me replace à l’époque toujours intacte, de mes douze à quatorze ans, quand jusque très tard dans la nuit, je copiais les maîtres de la renaissance pour comprendre leur technique, et que je jouissais de ce grand enfermement presque fautif aux yeux des autres. Déroutant… Je n’appartenais à personne. Déjà, bouillonnaient en moi des envies démesurées de partir, peindre, m’épanouir ailleurs… Les lendemains, quand j’arrivais au lycée encore dans les brumes de mes créations, j’avais un mal fou à redescendre sur terre.
Enfin, je parviens à me calmer.
Derrière l’écran de mes paupières fermées, défilent les moments de simple bonheur passés en sa présence : cet après-midi chez sa grand-mère, sur les hauts de Béja (il était heureux de me montrer sa campagne qu’il aime tant), où nous avions mangé des crêpes très épaisses avec du miel maison, très fort, très parfumé, notre voyage jusqu’au désert à l’écouter chanter dans la voiture, une fin de repas sur la terrasse, à somnoler devant la baie turquoise de Sidi… le rempotage d’une plante déracinée par mégarde, alors qu’il mimait à grands gestes comiques une danse arabe, nos mains dans la terre et nos fronts en sueur, cette incroyable poule blanche qui s’obstinait à déserter le jardin voisin et suivre chacun de ses pas… me reviennent aussi les portraits rapides à la mine de plomb que je traçais alors qu’il s’ennuyait à garder la pose… mes yeux de voleur sur son corps nu quand il dormait pendant la sieste.
L’intimité comme une grâce.
Comme un chemin inexploré.
Comme un écart à deux pas de la médiocrité.
L’intimité comme la possible entente des peuples sourds.
En attendant, le goût de Moez est sur ma langue, au bout des dents, et dans ma gorge.
Le goût de Moez est dans mes yeux, au bord des cils, et dans mes larmes.
Je ferme le robinet et sors de la douche alors que, dans un fracas éblouissant, la foudre s’abat tout près d’ici.
Je rêverais qu’un éclair magique illumine ma vie de cette façon, juste une seconde… le temps de voir clair dans mes ténèbres, de voir l’intérieur de mon corps… Un peu comme les médecins savent déchiffrer les radios muettes devant leurs écrans lumineux.
J’enroule une serviette autour de mes hanches. Je vais sur la terrasse. La pluie, en grosses gouttes bruyantes et espacées, commence à tomber.
Une nouvelle lumière, crue et bleue, zèbre le ciel. Soudain l’obscurité s’étend de toute part, sur le village, sur la mer, sur Bou Kornine et, là, sur moi, comme un suaire.
Je me tourne vers la chambre entrouverte, les lampes se sont tues.
Panne d’électricité générale. /...
