.../... Depuis plus d’une heure, Jérémie admire la barque frêle d’un pêcheur. Elle est plantée là, au milieu de la mer, irréelle.
Un regard à droite… Pareil.
Mais elle est là, immobile ! Avec le clapotis de l’eau à contre-pied de l’immense terrasse blanchie à la chaux.
Derrière, la chambre, porte bleue entrouverte. Et sur le lit, allongé en chien de fusil, Tarek ! Son sommeil émouvant.
Lui, Jérémie, est devant, comme le capitaine d’un navire, face à l’horizon et à la mer si calme.
Un léger vent caresse sa peau encore vibrante de l’autre.
Il n’a pas pu s’endormir après…
Trop peur du réveil… Tout est si nouveau, si insolite. Il n’explique rien de son désir. Il ne le nomme pas.
Comment a-t-il pu dépasser la simple attirance qui, en soi, n’est pas exceptionnelle ? Qui a pu instiller au fil des jours un tel changement ?
Il a vécu la nuit la plus insensée, la plus subtile, la plus vraie à épouser le mot, le geste ! Et pourtant un vent de folie a balayé la plus élémentaire de ses convictions. Au-dessus du visage de Tarek, c’est la paix qu’il a rencontrée, et il s’en étonne. Les sourcils de Tarek, ses lèvres, son nez, chaque contour lui a paru si évident, comme à la fin d’un voyage, quand l’avion rencontre la terre et que, dans l’ancienne trace, le pied retrouve ses repères.
Il n’oubliera plus…
Aucun murmure, aucun gémissement ne l’a à ce point envoûté comme ceux de Tarek quand il s’est abandonné, ivre de vie, fragile et fort, offert à ses pulsions. Ses soupirs et ses râles ont été à l’image de ses phrases contractées, de ses mots en verlan, si beaux, si déroutants.
Actuel d’amour !
Non, il n’a su s’endormir après.
Tarek, lui, a sombré dans un sommeil sans nom… Repu, désarticulé.
Victorieux.
Et avant cette nuit, il y avait eu dans l’après-midi la plage des grottes près de Bizerte… Le varech têtu, enroulé autour des jambes, le sable curieux… La première fois.
Il y avait eu l’accord, sans précédent… Les mots dans l’oreille… Murmures d’hommes ! Et puis l’arrivée à l’hôtel de Guengla… Les regards complices du gardien, sa compréhension et, surtout, l’incroyable spectacle d’un hôtel vide, blanc, aux façades croulant sous les mauves bougainvilliers et dont les chambres, à l’ombre des eucalyptus géants, donnaient sur la mer turquoise. La mer qui s’épanche… La mer à l’infini.
Et cette barque !
Et il n’est que 7 heures.
De minuscules fourmis courent le long de la balustrade. Jérémie se met à les aimer… Il aimerait les vers de terre, ce matin. Il s’accroupit et en fait grimper une sur son index. Sur le mur opposé, une plus grosse, à tête massive et rouge attire son œil. Il lâche la petite et tente de se saisir de l’autre.
Impossible !
Dès qu’il approche son doigt, elle fuit et, si elle s’arrête devant l’obstacle, c’est pour se mettre en posture d’attaque, pinces entrouvertes et menaçantes. Jérémie n’est pas rassuré et ne sait comment s’y prendre.
– Si tu rongeais pas tes ongles, t’aurais pu déjà la pécho.
Jérémie sursaute et se retourne vivement.
Tarek, accroupi sur le seuil de la porte, les coudes sur les genoux et la tête entre les mains est en train de l’observer.
– Tarek !… Tu dors pas ?
– Non, je mate ton safari…
Jérémie s’accroupit à ses côtés et passe un bras autour de ses épaules.
– Y a un truc pour attraper une grosse fourmi, continue Tarek, la voix éraillée et les traits chiffonnés par le manque de sommeil. Faut mettre ton ongle tout près de ses mâchoires, elle le pince, toi tu sens rien, et elle le lâche plus. C’est têtu comme un rebeu ! Après, t’as plus qu’à lui arracher la tête, quand tu veux t’en débarrasser.
– Quelle horreur !
– Tu peux pas faire autrement, elle lâche pas, j’te dis ! C’est très con !
– Comment tu sais ça, toi ?
– C’est Karim, mon cousin, qui m’a appris quand j’suis venu… Mais lui, c’est super-Beygon. Les fourmis, les mouches, les cafards… tout c’qui fait chier, il t’les attrape ! Il fait des perquiz dans les buffets, sous les lits… Il laisse rien ! Il guette même les murs Lacoste !
– Les murs Lacoste ?
– Ouais… Le soir, quand les tarentes restent scotchées sur les murs, on dirait des p’tits crocodiles… Ça signe les façades !
Jérémie sourit, comblé. Oubliées les fourmis. Il contemple son ex-fan… Cadeau encombrant et indispensable.
– Tu veux qu’on prenne le p’tit déj’ sur la terrasse ?
– T’es ouf, t’as pas vu l’heure ? Tout l’monde comate.
– Mais l’hôtel est vide.
– J’te parle de ceux qui font le service… Je suis sûr qu’ils ont engagé une meskine qui arrive vers 8 heures. On est carrément seuls... grave! C’est Brian de Palma, cet hôtel !
– Qu’est-ce qu’on fait, alors ?
Tarek se masse le visage, sourit et baisse la voix jusqu’au chuchotement.
– Tu m’as fait l’amour khamsa. (Il tend sa main, doigts écartés en éventail.)
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
Tarek a une expression totalement enfantine.
– Khamsa, ça veut dire cinq en arabe… On a baisé cinq fois cette nuit.
– Et alors ?
– Viens, on va attendre un peu pour le p’tit déj’… J’peux pas rester dans cet état… Regarde. (Il montre du menton son caleçon et place la main de Jérémie sur son sexe.) Setta, ça veut dire six… Et six, c’est un chiffre rond ! Rentrons dans la chambre.
La porte se referme, et l’étrange hôtel sans voyageurs, les cours bordées du velours pourpre des pensées, les jardins où serpente le tuyau d’arrosage jaune, retrouve l’absolue tranquillité que convoitent les petites tourterelles grises de Tunisie.../...