Depuis des années, l'abomination de ces engins meurtriers ne cesse d'être un de mes tourments majeurs et c'est pour cela que je l'ai évoquée dans ce roman.
Il se leva d’un bond, soulagé de récupérer sa mobilité, se rendit à la cuisine, but à même le robinet, se dirigea vers la fenêtre et l’ouvrit pour changer d’air et chasser ce cauchemar qui continuait de le troubler, mais dehors comme à l’intérieur l’air était oppressant. Aucun éclair ne zébrait le ciel de nuit, on y sentait pourtant l’imminence d’un orage. Paris avait des allures de ville tropicale, jusque dans le pas des flâneurs qui découvraient la nonchalance ; ils déambulaient, attirés par cette atmosphère électrique suspendue au moindre souffle, à la moindre goutte d’eau.
Au bout de ces quelques minutes d’absence, Gilles, en sueur, et toujours éprouvé par son cauchemar retourna vers son lit et pour tenter de se calmer et de se rendormir, il mit en marche la télé. Il tomba sur un vieux film allemand en noir et blanc et sous-titré dont les acteurs lui étaient inconnus.
Il se noyait depuis quelques minutes dans l’éclairage dramatique et la mise en scène théâtrale de cette œuvre, quand soudain, sans même vraiment l’avoir décidé, il changea de chaîne et retrouva celle des infos.
On y diffusait un reportage sur les millions de mines antipersonnel qui infestent encore les terres du Mozambique, du Kurdistan irakien et du Cambodge, entre autres. On décrivait le drame de ces pays où les enfants se font piéger méthodiquement alors qu’ils se promènent, s’amusent ou vont travailler et que le hasard qui leur fait poser le pied sur ces engins de malheur leur arrache une jambe.
Une fois de plus on voyait ces familles innocentes et résignées vivre l’horreur au quotidien à attendre que leurs enfants obtiennent un appareillage sérieux, à les regarder marcher tant bien que mal à l’aide de prothèses de fortunes.
Le reportage était angoissant et prenait une résonance toute particulière après son cauchemar.
Une femme cambodgienne racontait que son mari, amputé d’une jambe, devait travailler pour un salaire de misère sous les ordres de ceux-là mêmes qui avaient enfoui ces engins meurtriers alors que le fourreau qui le reliait à sa jambe de bois infectait son moignon. Elle déplorait, d’une voix monocorde comme si tout sentiment s’était définitivement consumé en elle, que la nuit, son mari souffrait terriblement des efforts de la journée. Elle ajouta, avec pudeur, que sa plaie était si malodorante qu’elle craignait une gangrène qui l’immobiliserait tout à fait. Qu’adviendrait-il alors s’il devenait une charge pour sa famille sans autres ressources que celles de ses généreux employeurs américains ?
Gilles sentit monter ses larmes, et sa gorge se nouer. Cloué sur place, il écoutait l’horrible histoire de ces enfants détruits pour la vie. Tandis qu’il pâtissait en silence devant l’atrocité de ces destins et l’injustice inégalée des guerres, il s’aperçut une fois de plus qu’il lui manquait quelque chose, quelque chose comme cette sensation ressentie en début de soirée alors que défilaient les images sur la famine au Niger.
Quelque chose de vital à cet instant.
Quelque chose de salvateur.
En désespoir de cause, il tenta de chercher un signe quelconque qui le lui révélerait, mais rien ne lui parlait. Rien ne se manifestait.
Rien, autour de lui n’indiquait la moindre piste. Chaque objet dans la maison gardait son silence, jusqu’aux peluches pourtant expressives.
Il recommença à s’énerver et croisa très fort ses doigts dans un geste de supplique qui réveilla aussitôt la blessure à la paume de sa main.
Il tressaillit.
Ce fut un flash.
Une vision apocalyptique.
Une vérité hurlante qui s’empara de tout son être.
Gilles découvrit de façon très crue, qu’il avait besoin de souffrir devant de telles images, que ça lui permettait une osmose étrange, bienfaisante. Un mariage douloureux et sanglant entre lui et les injustices du monde.
Il devait subir, comme il avait subi la dernière fois.
Une blessure par lui infligée.
Une blessure à regarder et à montrer.
Une blessure qui le calmerait.
Il resta un moment désorienté et affolé. Il déglutit plusieurs fois. L’angoissante vérité heurtait sa sensibilité. Il redoutait la situation. Il la pressentait grave. Pourtant, rien ne parvenait à lui ôter cette idée morbide de la tête. Elle était là, présente, têtue, inévitable.
Il attendait la blessure.
L’appréhension de la douleur ne le préoccupait guère.
Il patienta encore un peu, puis une fois apaisé, alla chercher un verre qu’il serra très fort entre ses doigts pour tenter de le briser. Il n’y parvint pas. Déçu et à la fois soulagé, il se dit qu’il était fou, qu’il fallait immédiatement abandonner là ce dessein sordide, mais à peine le verre lâché, le besoin d’une douleur le reprit aussitôt.
Il fallait faire vite.
Très vite, maintenant.
Il reprit le verre et le jeta par terre sans trop réaliser la portée de son geste, puis il se saisit d’un tesson qu’il promena lentement sur tout son corps, comme pour trouver l’inspiration qui lui indiquerait l’endroit idéal où frapper. Il l’arrêta sur le mollet.
Pendant une seconde, son regard prit la fixité de celui d’un androïde, et d’un coup, d’un seul, Gilles se taillada la jambe sur une quinzaine de centimètres.
Une fois de plus.
Son sang devant les atrocités du monde.
Enfin détendu, Gilles se leva, passa sa jambe sous la douche, admira la fente profonde qui nécessitait de toute évidence des soins, mais s’en moqua. Il la recouvrit grossièrement d’une serviette, le temps de chercher son appareil photo. Quelques secondes plus tard, son mollet était numérisé.
Il se fit un bandage plus sérieux avec un tee-shirt propre. Demain il achèterait des bandes et un désinfectant.