Dès les premières gouttes de pluie, j’ai couru me réfugier dans le premier troquet de hasard. Après un rapide coup d’œil sur le décor désuet du comptoir vieillot et son alignement figé de bouteilles d’alcool, j’ai commandé un chocolat chaud.
Il n’y avait pas de clients à cette heure-là de la journée.
Juste le patron et sa femme qui s’ennuyaient derrière le zinc, dans cette époque qui n’était plus la leur.
Juste leur chien… intemporel.
Désabusés et silencieux ils surveillaient, par-delà la baie vitrée, ces autres si déroutants. Leur compréhension du monde s’était arrêtée aux années cinquante, quand les Messieurs retiraient leurs bérets ou leurs chapeaux en saluant les p’tites dames, quand les enfants polis et propres, avaient l’air d’appartenir à leurs parents. Ces années où les Français de l’après-guerre avaient une même mémoire et deux versions des souvenirs, selon qu’ils aient résisté ou profité !... Ces années pourtant où l’école nous bassinait avec ses leçons de morales et d’instruction civique.
Maintenant, ils ne comprenaient définitivement plus rien de cette jeunesse en casquettes et joggings qui sillonnait les trottoirs en rollers, en se foutant des vieux.
Et leur langage ! Hermétique, vulgaire ! Une vraie barrière entre branchés et déconnectés.
Et leurs jeux vidéo…
Et leur musique de malheur !
Non, décidément aucune valeur n’était respectée, quel gâchis ! Plus de chansonnettes, plus de bals musettes, plus de romantisme.
Et tous ces étrangers…
Les cafetiers, c’est à ça qu’ils pensaient tous les jours dans l’odeur moisie de leur antre à vinasse et de leur aigreur personnelle. Et quand ils n’en pouvaient plus, il se trouvait toujours un Français éloigné des clichés idéalisés de Doisneau et prêt à abonder dans leur sens. C’était le plus souvent un Français de cette bonne génération, au visage pétri d’intelligence avinée, accoudé au bar devant son sixième ballon de rouge, et crachant ses poumons au moindre rire. Un bon Français qui verdissait dès qu’un jeune beur buvait précipitamment une boisson chaude et saluait les patrons avant de retrouver dans le froid du chantier voisin le marteau-piqueur qui pulvérisait ses entrailles et ses oreilles à longueur de journée.
« Ça profite de nous et ça voudrait voter, cette racaille » qu’ils ajoutaient.
Derrière la vitrine du bar, leur bouche amère et retombante les faisait ressembler à ces poissons, qui dans les aquariums des super marchés attendent, fatalistes, qu’on les sorte de l’eau, qu’on les abatte d’un salutaire coup de massue, et qu’enfin, ils ne voient plus rien.
La pluie avait cessé.
Pour qu’ils décrochent de leur univers étriqué, et viennent encaisser la consommation, j’ai dû les appeler avec insistance.
C’est la femelle du poisson qui s’est enfin approchée. Elle boitait. Son pied droit prisonnier d’une triste chaussure orthopédique devait être la cause masochiste qui la faisait se déplacer. Son mâle de mari pouvait ainsi culpabiliser à loisir et lui offrir toutes les mesquines raisons de sa rancune pour lui, jusqu’à ce qu’elle gâche volontairement la soupe épaisse du soir et lui cache ses fromagères charentaises. Le chien, avachi près du comptoir était à coup sûr le seul lien entre ces malades de la médiocrité. Il devait, pendant le dîner, se traîner de l’un à l’autre, renifler à chaque bout de la toile cirée et quémander du rab. Malheureusement, les infâmes croquettes dont il était gavé ne lui apportaient qu’une chute de poils et une mauvaise haleine égale au pestilentiel débit verbal de ses patrons. D’un ordre sans appel, ses chers maîtres devaient le renvoyer à sa paillasse saturée de puces, où à l'ordinaire, il reposait ses pattes arrière couvertes d’escarres, ainsi que ses pauvres os ankylosés de ne jamais courir : « Attaque ! Attaque ! Malheureux gardien ! C’est bien eux qu’il faut bouffer ! » De la carne bien indigeste certes, mais quel bonheur de remercier un chien qui a débarrassé la France de deux salauds.
Quand elle fut devant moi, la cafetière m’impressionna. Son masque tragique me fit entrevoir l’image de la mort et de la haine.
J’ai payé.
Je suis sorti très vite.
Urgence d’oublier.
Un jeune black, démarche dégingandée et bonnet rouge sur le crâne, m’a dévisagé en me croisant. Il sentait la vanille et le plaisir.
J’ai souri à ce charmant commandant « Costaud », tranquille et rassurant, puis apaisé, je me suis mis en route.
Derrière la vitre de l’aquarium, les « poissons-cafetiers » devaient me suivre de leurs yeux chassieux. Le beau jeune homme noir avait dû faire monter à leur bouche de piranha, l’acidité des rancœurs.